Le tango sino-BHO

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Le tango sino-BHO

2 avril 2010 — Puisque la nouvelle a été accueillie et commentée le 1er avril 2010 (dans ce cas, par le Guardian), accueillons-là comme un signe du ciel lorsque le ciel traite comme il le faut les déclarations de notre grande politique. Il ne s’agit de rien de moins que de la réconciliation entre la Chine et les USA.

Ainsi, nous dit le Guardian, divine surprise, le président chinois viendra au sommet international convoqué par Barack Obama à propos de la prolifération nucléaire (les 12-13 avril). Les cloches de la réconciliation sonnent à toute volée. (Auxquelles on ajoute le ralliement de la Chine aux sanctions anti-iraniennes, après la Russie, – alors que, pour l’une et pour l’autre, c’est un peu vite dit, pour nous promettre quelques lendemains qui déchantent.)

«A thaw in relations between the US and China appears to be under way after months of strain between the superpowers over arms sales to Taiwan, cybersecurity, the Dalai Lama and the trade imbalance.

»The Chinese foreign ministry said today that President Hu Jintao is to visit Washington on 12-13 April for a nuclear proliferation summit. The decision came less than 24 hours after it emerged that China, after months of stalling, had agreed to engage in negotiations on drafting UN sanctions against Iran.

»The visit by Hu was regarded as a litmus test for the state of relations by Washington, which feared he might boycott the summit in protest over arms sales to Taiwan and other causes of tension.

»The Chinese foreign ministry spokesman, Qin Gang, hinted at a thaw today when he told reporters: “I'd like to reiterate that the undue disruption which China-US relations endured not long ago is in the interest of neither country and is not what we would like to see.”

»Obama had kind words, too, for China when he met the Chinese ambassador to the US this week, and which were reported by the Chinese media as reflecting a positive change on the part of Washington…»

Bla bla bla, jusqu’au dernier paragraphe de l’article, où l’expert de service est convié à donner son avis conclusif, lequel permet d’introduire le bémol qui nous importe…

«Victor Gao, director of the China National Association of International Studies, said: “When Obama met the new Chinese ambassador to Washington, Zhang Yesui, this week he made remarks that made China more comfortable and they have put the US-China relationship back on track … but we are not out of the woods yet. If Congress takes protectionist action that stalls China's economy, it will be devastating not just for China, but for America and the rest of the world.”»

Effectivement, le bémol permet d’enchaîner. Lorsque le Guardian égrène les sujets de désaccord entre la Chine et les USA qui pourraient ainsi disparaître en un tour de passe-passe («arms sales to Taiwan, cybersecurity, the Dalai Lama and the trade imbalance»), il s’agit de distinguer entre l’essentiel et l’accessoire. De l’essentiel, le site WSWS.org donnait, le 31 mars 2010, une analyse suffisamment éclairante.

«Demands for trade war measures against China are mounting in Washington as the April 15 deadline approaches for the US Treasury Department to submit its semi-annual report to Congress on currency matters. The key issue is whether to declare China a “currency manipulator” and thus open the way for retaliatory US penalties.

«At a US House Ways and Means Committee hearing last week, economist Fred Bergsten claimed that the Chinese yuan was undervalued by 40 percent against the US dollar, causing large job losses in the US and a burgeoning trade deficit. He called on the Obama administration to brand China a currency manipulator as the first step toward enlisting the support of other powers to strong-arm Beijing, via the International Monetary Fund and the World Trade Organisation, into revaluing its currency.

»Bergsten’s heated language is itself a symptom of rising trade war tensions. Just as countries invariably go to war in the name of “peace,” so Bergsten justified US trade penalties US against China as “anti-protectionist”—a response to China’s “blatant form of protectionism” in undervaluing the yuan… […]

»[T]he protectionist clamour in Washington continues unabated. Facing unemployment levels approaching 10 percent, Democrats and the trade unions are eager to find a scapegoat to deflect attention from their own responsibility for decades of systematic job destruction. Last week, the union-backed Economic Policy Institute released a report claiming that 2.4 million US jobs had been lost to China since 2001. Its author Robert Scott called on Congress to impose an across-the board tariffs of at least 25 percent on Chinese goods if Beijing fails to alter its currency policy.»

L’analyse remarque que les appels à une action concertée contre la Chine, notamment vers l’Europe, ont peu de chances d’être entendus. Cela paraît insuffisant pour décourager la poussée protectionniste US, qui dans ce cas, mettrait des pays alliés des USA, comme l’Australie et le Japon, dans des positions très difficiles. Plus encore, elle conduirait vers la perspective d’une guerre commerciale rappelant les pires moments de la crise des années 1930. C’est le cheval de bataille du professeur Niall Ferguson.

«Testifying to the House Ways and Means Committee last week, historian Niall Ferguson supported the declaration of China as a “currency manipulator” but cautioned against drastic unilateral retaliation. “One of the important lessons of the Great Depression was that protectionist measures, including competitive devaluations, tended to worsen the situation of the global economy in the early 1930s. A second historical lesson is that conflicts over currencies and trade are often the prelude to conflicts of another sort,” he warned.»

@PAYANT Dans les relations sino-américanistes, il y a deux fronts: celui du théâtre washingtonien de la communication, avec un nouveau prodige qui nous vient de l’Actor’s Studio, Barack Obama; et puis l’autre front, – tout simplement la réalité. Depuis l’automne 2008, donc, nous avons vécu en accéléré, à Washington, sur notre scène préférée, une capitulation sans conditions devant la Chine; un projet de contrôle du monde à deux (le G2 de Brzezinski); une rebuffade chinoise, donc polie mais ferme, qui ressemblait à une belle et énigmatique (pour l’esprit US) paire de claques; une guerre US sans merci, avec l’efficacité qu’on connaît, dont les victoires se nomment la livraison de la quincaillerie type Patriot à Taïwan et la poignée de mains au Dalaï Lama; une réconciliation porteuse à nouveau d’un projet de grande alliance, célébrée aujourd’hui et marquée par la venue du président chinois à Washington.

Tout cela fait partie du théâtre, disons-nous. La célébration de la venue du président chinois est une scènette du plan de communication de l’équipe Obama pour tenter de redonner du lustre au président-sauveur, en bien mauvaise posture depuis le début de l’année. Observons que c’est un signe bien révélateur de célébrer comme une “victoire” le fait, pour le président de l’“hyperpuissance” de service, d’obtenir une réponse positive à une invitation faite à un autre président d’assister à une conférence évidemment mondiale où l’on parlera de la non-prolifération et du “désarmement” nucléaire. Nous restons dans le théâtre de la communication, et il est assez attristant, mais pas vraiment illogique, de voir les commentaires des grands journaux de la presse officielle tenir ces événements pour de la vraie politique.

Ce théâtre, réalisé pour renforcer la stature du président US, obtient cet effet à court terme (quelques jours, disons jusqu’à la conférence) mais le fragilise au contraire sur le moyen terme (disons quelques semaines, une fois l’effet dissipé), – ces notions de “termes” étant adaptées au rythme ultra-rapide du système de la communication qui règle la chorégraphie de la pièce. Le renforcement de la stature d’Obama est un renforcement de communication, mais qui est souvent pris pour du comptant, pour un renforcement politique de substance, par l’équipe de l’administration Obama qui prend plus que n’importe qui ses désirs pour des réalités. Installé dans cette “position de force” politique qui n’est qu’une position de communication, Obama est mûr pour une nouvelle chute, plus ou moins par surprise, à l’occasion de l’un ou l’autre événement inattendu. (La façon dont l’administration Obama n’a rien vu venir de la défaite de l’élection partielle du Massachusetts du 19 janvier dernier est exemplaire de cette courte vue et de cette vue faussée que suscite la politique de communication lorsqu’elle est prise pour de la vraie politique.)

C’est dire combien la venue du président chinois à la conférence de Washington, qui fait partie d’une évolution tactique classique de la direction chinoise, n’a strictement aucune signification pour la réalité des relations sino-américanistes. Tactique du côté chinois, de pure communication du côté d’Obama, elle fait partie des marges accessoires des grands courants qui régissent la réalité des relations internationales.

Cela nous conduit, en effet, à prendre beaucoup plus au sérieux l’image de la possibilité d’une “guerre commerciale”, évoquée d’une façon précise dans le texte de WSWS.org, et qui s’appuie sur la revendication US de réévaluation du yuan. On sait d’ailleurs que la chose est fortement d’actualité à Washington, comme le montre la position de Paul Krugman à cet égard, qu’elle est d’ailleurs présente en avant-plan ou en arrière-plan de toutes les agitations US à l’égard de la Chine depuis deux ans.

La fin du libre-échange, – la fin des USA?

La chose sérieuse, c’est donc cette perspective de “guerre commerciale” que divers milieux agitent à Washington. Dans ce cas, il s’agit beaucoup moins de Barack Obama que du Congrès, parce que le Congrès dispose de pouvoirs législatifs considérables dans cette matière. Or, l’atmosphère à cet égard, au Congrès, est surchauffée. Pour une fois, elle rencontre aussi bien une partie non négligeable des républicains et bien autant chez les démocrates. Les experts sont en général dans le même état d’esprit, comme on le voit avec Krugman. Le chômage reste toujours extrêmement haut et l’on se trouve dans une campagne électorale particulièrement tendue. A côté des affrontements entre les deux partis, avec l’apport des forces extérieures comme Tea Party, on devrait assister à une surenchère pour la protection des emplois et de l’économie US (même si cette sorte d’arguments est largement contestée pour les mesures protectionnistes envisagées, qui ne conduiraient pas nécessairement à la création d’emplois aux USA).

L’état d’esprit est celui de “la forteresse USA”, correspondant au niveau économique et commercial à l’état d’esprit “défensif agressif” pour la politique extérieure (voir notreF&C du 31 mars 2010). C’est, à ce niveau également, l’entrée dans la deuxième étape de la phase aiguë de la crise commencée le 15 septembre 2008. Le système a absolument besoin de détourner l’attaque critique contre lui, si évidente dans la population. Un bouc émissaire (la Chine en l’occurrence) lui est nécessaire pour sauvegarder sa propre stabilité. De ce point de vue, les arguments de Ferguson tombent à plat; lorsqu’il agite le spectre de la guerre commerciale des années 1930, il fait comme s’il parlait à une puissance consciente de ses responsabilités internationales. Ce n’est certainement pas le cas des USA, ni hier, encore moins, certainement moins, aujourd’hui.

Dans cette partie-là du tango, BHO est absent, si ce n’est pour suivre. Ce n’est pas lui qui décide, et l’on voit bien l’aspect fragilisé et affaibli de sa position. Il ne pourrait que suivre le Congrès si le Congrès décide de partir en guerre, d’autant plus que, dans ce cas, les démocrates sont en pointe dans la bagarre. Le paradoxe de cette très possible évolution serait que, au bout du compte, et malgré toutes les arguties à-la-Bergtsen, le protectionnisme s’en trouverait réhabilité, – ce qui serait en soi une fort bonne chose, – d’une façon éclatante par le pays, par le système même qui se prétend l’inspirateur et la matrice du libre-échange. De ce point de vue aussi, nous sommes en train de changer d’époque, ce qui correspond bien à l’accélération de la crise dans ce qu’elle a de plus profond. Le système imposé au monde par les USA entre 1945 et 1948, était basé sur le principe du libre-échange parce que la puissance dominatrice sortie de la Deuxième Guerre mondiale, – dominatrice comme jamais une puissance ne fut, simplement parce qu’elle resta à l’abri des destructions imposées par cette guerre qu’elle conduisit de loin, selon son habitude, – avait tout à gagner à imposer le libre-échange. Aujourd’hui, les USA ont perdu cette position.

La poussée actuelle de protectionnisme aux USA ne concerne donc la Chine qu’à première vue. C’est tout le système international qui est en cause, au-delà de cette querelle bilatérale. Aboutira-t-on à une “guerre commerciale” propre à engendrer une autre guerre, d’un autre type, comme dans les années 1930, comme le craint Niall Ferguson? Là, l’historien se contredit directement, après s’être dédit au fil des événements et des années.

Dans son essai dans Foreign Affairs de mars-avril 2010, intitulé Complexity & Collapse, le même Ferguson plaide l’argument de l’extrême fragilité structurelle de l’Amérique, ou de l’“empire américain”. Ferguson a évolué exactement comme a évolué sous nos yeux le soi-disant “empire américain”, à partir de ses convictions initiales sur l’“empire américain” prenant le relais de l’empire britannique pour réaffirmer l’empire de l’“anglo-saxonisme” sur le monde. (Voir notamment le début de cette évolution, – entre 2003 et 2004, – dans un ensemble de textes Notes de lecture du 17 janvier 2004 sur ce site.) Aujourd’hui, nous sommes d’accord avec Ferguson quant à la fragilité des USA, exactement comme nous étions en désaccord avec lui en 2003 quant à leur puissance. Cela nous conduit, au contraire du même Ferguson, à penser qu’une “guerre commerciale” débouchant sur une vraie guerre, à l’image des années 1930, cette fois avec l’Amérique comme moteur de cette évolution, a bien peu de possibilité de se produire. Avant d’en arriver là, les chocs successifs qu’implique la série d’événements envisagés auront ébranlé l’“empire” jusqu’au bord de sa désintégration, bien avant d’en venir au terme guerrier qu’expose Ferguson. Et lui-même, Ferguson, devrait, lui aussi à son tour, en être bien conscient: le seul pays potentiellement fauteur de guerre aujourd’hui, ce sont les USA. Si les USA sont préoccupés de leur effondrement intérieur, qui se préoccupera de transformer la “guerre commerciale” en guerre tout court?

Curieux dilemme : la réhabilitation du protectionnisme pour cadenasser la “forteresse Amérique” jusqu’à une “guerre commerciale”, avec le risque évident, peut-être même assuré, d’un écroulement intérieur. L’habituelle fable des termites et des loups.